Malgorzata Misiak a écrit une thèse sur la sociolinguistique lemkovienne qu'elle a soutenue en 1999 à l'Université de Wroclaw (Pologne). Depuis, Malgorzata Misiak enseigne la linguistique à l'Université Charles-de-Gaulle Lille3. Ses travaux sur les Lemkoviens sont les premiers textes scientifiques français consacrés à cette population. Malgorzata Misiak s'emploie à présenter la problématique lemkovienne aux scientifiques français. Elle a donné des conférences à la Sorbonne, à l'Université de Lille3 ainsi qu'à l'Université Catholique de Mechelen (Belgique). Elle est coauteur, avec Maryla Laurent, d'un CD-ROM intitulé Les Lemkoviens – Derniers Mohicans européens dans lequel elle présente l'histoire, la littérature, la langue et la culture lemkoviennes. Ce CD-ROM peut etre lu dans sa version polonaise ou française. L'exposé « La langue lemkovienne – une langue minoritaire en Pologne » a été présenté à l'Université de Paris-Sorbonne au cours d'un Séminaire de Linguistique Slave (7.11.2002) tandis que l'exposé intitulé « Le Lemkovien : un étranger totalement inconnu en première présentation » l'a été dans le cadre du Réseau International – La traduction comme moyen de communication interculturelle (3 – 4. 12. 2002). Ce second article amène notamment dans la langue française une terminologie spécifique lemkovienne.





Malgorzata Misiak
Université Charles-de-Gaulle, Lille III



La traduction des réalités inconnues du lemkovien en français

Malgorzata MISIAK


Exposé donnée le 17 janvier 2005 au 7ème journée d'étude d'ELEXTRA (Etudes sur le Lexique et la Traduction de l'Université de Lille 3). Table ronde : A l'Horizon d'autres Langues (la traduction de langues autres que l'allemand, l'anglais, l'espagnol et l'italien...).





INTRODUCTION
La traduction du lemkovien en français est la traduction d'une langue source inconnue (et elle exprime un mode de vie peu connu) dans une langue cible majeure, habituée à une réalité décrite et déclinée de diverses manières. Les traducteurs sont de ce fait amenés à réfléchir sur la nécessité de mettre des notes et sur le nombre de celles-ci ou le moyen de les éviter par une autre insertion d'information. Pour les lecteurs étrangers, les textes traduits des Lemkoviens sans notes risquent d'être difficilement compréhensibles ou compris de façon réductrice voire erronée. Par étranger, j'entends tant les Français ou les Américains que des voisins aussi proches des Lemkoviens que les Polonais. Un texte historique supportera la note en bas de texte parfaitement. Un texte romanesque s'en accommodera. Un texte poétique
, surtout présenté oralement, pose en cela un problème majeur. Celui-ci est apparu lors de la visite en France du plus grand poète lemkovien actuel Petro Murianka, à l'occasion du 6ème Festival Écrivains européens qui avait lieu le 19 et 20 juin 2004 à la Résidence des Écrivains européens à la Villa Mont-Noir. Sans notes, ses poèmes étaient totalement obscurs. Mais comment faire? Piotr Trochanowski en a été surpris et, comme en témoigne l'article (Trohanowski, 2004) qu'il publia à son retour, étonné que ce qui est sa réalité au quotidien soit inconnu des Français au point d'être intraduisible !

        La première question qui se pose d'emblée est : qu'est-ce que le "lemkovien ? "
        Les Lemkoviens, une petite population de slaves orientaux, vivaient traditionnellement dans les Carpates polonaises, entre le confluent des rivières Os³awa et Laborec au sud et le Poprad au nord. Ils occupaient un territoire de 150 kilomètres de long et de 60 kilomètres de large, se distinguaient par une langue, une religion et une culture différentes de celles des Polonais, des Slovaques ou des Ukrainiens qui étaient leurs voisins immédiats. Avec le temps, ils se sont éloignés de leurs voisins pour former ainsi une nouvelle identité ethnique. Durant le XIXe siècle, leur différence s'était consolidée et avait fait des Lemkoviens un peuple culturellement homogène. Jusqu'en 1944, il existait sur le territoire polonais 170 villages exclusivement lemkoviens. La population lemkovienne constituait alors une communauté de 100 à 150 mille personnes. A l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, un grand nombre de Lemkoviens furent expulsés vers l'Ukraine. En 1947, l'action d'expropriation des populations "non polonaises d'origine " au nom de code Wisla [la Vistule], entraîna l'expulsion de la population lemkovienne restante. Elle fut contrainte, en effet, de s'établir dans d'autres régions de la Pologne.

        Après la Deuxième Guerre mondiale, durant de longues années, personne dans le milieu scientifique polonais ne parla des Lemkoviens. L'interdit venait d'une décision politique du parti au pouvoir qui voulait que la Pologne soit un état sans minorités ethniques. Ce n'est que dans les années soixante et soixante-dix du XXe siècle que les chercheurs polonais se sont à nouveau penchés sur la problématique lemkovienne. Des travaux en sociologie ont été menés.
        Aujourd'hui, l'histoire, la littérature et la langue lemkovienne suscitent l'intérêt des savants de divers pays. Des publications tant scientifiques que de vulgarisation tentent de lutter contre une méconnaissance voulue avant la chute du communisme.


1. LES PROBLÈMES TERMINOLOGIQUES
        Pour le milieu scientifique français, la problématique lemkovienne reste totalement inconnue. Les chercheurs qui veulent aborder ce sujet en français se heurtent à de nombreuses difficultés parfois surprenantes. Ils se demandent, par exemple, quelles formes utiliser pour désigner le peuple lemkovien car il faut tout d'abord nommer la réalité pour pouvoir en parler. Il n'existe qu'un seul texte en français, La frontière orientale des Lemki, écrit par le linguiste polonais Zdzis³aw Stieber, en 1935. Cet écrit fut publié dans le " Bulletin International de l'Acte Polonais des Sciences et des Lettres" (Stieber, 1935). L'auteur y a utilisé régulièrement le terme Lemki pour désigner le peuple lemkovien. Il existe encore une publication de Juliane Besters-Dilger intitulée Différenciations régionales de l'espace linguistique en Ukraine où apparaît le terme des Rus(s)ines comme le nom du groupe constitué par ceux qui vivent en Ukraine et sont rassemblés dans les Carpates et en Transcarpatie. Jusqu'à récemment, ils étaient comptabilisés en tant qu'Ukrainiens et parlent, tout comme les Rus(s)ines d'autres États, une langue qui s'écrit à présent en cyrillique et qui lutte pour sa reconnaissance comme quatrième langue slave orientale (Bester-Dilger, 2002). L'auteur parle ici uniquement des Lemkoviens qui furent déportés de la Pologne vers l'Ukraine dans les années 1944-1946. Rus(s)ines c'est une nouvelle terminologie qui rappelle le terme polonais Rusini, et le lemkovien Rusyny, Rusnaky. Cependant, il possède déjà un équivalent en français Ruthènes. Cette appellation Rus(s)ines concerne ici un groupe supra-régional Carpato Ruthènes formé par les Ruthènes habitant les territoires de sept pays (en Slovaquie, en Hongrie, en Roumanie, en Serbie, en Croatie et en Pologne). Cette nomination doit différencier ce groupe ethnique des Ukrainiens, aussi appelés par le passé Ruthènes. En 1928, la Diète polonaise décide par décret de remplacer le mot Rusin [Ruthene] par Ukrainiec [Ukrainien]. Le terme rusiñski [ruthène] existait dans les publications polonaises comme un synonyme du terme ukraiñski [ukrainien] jusqu'à la fin de la Deuxième République Polonaise.

L'origine du nom £emkini, £emko, £emkowie [sans traduction française] est péjorative. L'ethnonyme £emko remonte à la première moitié du XIX
e siècle où il apparut aux frontières des peuples lemkovien et boïkovien. Le surnom £emko était donné aux individus qui utilisaient à outrance le terme ³em emprunté aux dialectes slovaques où il signifie " juste, seulement ". Il fut donné aux Lemkoviens par leurs voisins Ruthènes dont les dialectes ne connaissaient pas le mot lem.
À mon arrivée en France, aucun terme français n'existait pour parler de tout ce qui concerne les Lemkoviens, leur terre, leur culture, etc.
La forme Lemko est une forme abrégée, volontiers utilisée par les Anglo-saxons, mais quelque peu dérangeante pour une oreille française à cause de sa résonance trop fortement exotique. En revanche, le terme Lemkovien nous ramène davantage à l'idée de nation (de même que l'on nomme les habitants du Pérou – les Péruviens). Les Lemkoviens, en effet, aspirent à être considérés comme une nation. Par ailleurs, la forme Lemko ne s'articule que gauchement dans la phrase. Il faut alors parler de langue lemko, peuple lemko tandis que le lemkovien avec une majuscule ou une minuscule est déjà signifiant. Aussi est-ce une autre raison pour laquelle j'ai opté pour cette désignation.

        Le terme Lemkovien est une formation par suffixation. Il est dérivé selon le modèle traditionnel de la dérivation française. Dès qu'il entre dans le système de la langue, il plonge ses racines dans la tradition de la langue, créant ainsi une nouvelle forme d'existence historique, culturelle et identitaire. Les noms Lemkini, Lemko sont des calques, leur transposition se fait selon le schéma déterminé/déterminant. Pour la première fois, le terme Lemkovien a été utilisé au cours de travail sur le Cd-rom consacré à cette minorité ethnolinguistique et que j'ai dirigé. Ils ont été couronnés par la publication multimédiale, en avril 2004 (Misiak, Laurent, 2004).

        La terre lemkovienne s'appelle en polonais £emkowszczyzna ; en lemkovien, c'est Lemkowyna ou Lemkiwszczyna. Le suffixe " -szczyna " est un équivalent du suffixe polonais " -szczyzna ". En polonais, l'appellation traditionnelle et correcte de cette région est £emkowszczyzna. La dénomination polonaise place ce terme au même rang que : Wileñszczyzna - c'est-à-dire la région de Vilnus, la terre patrie de Vilnus ou Kowieñszczyzna et Opolszczyzna. £emkowszczyzna désigne donc les régions délimitées géographiquement et culturellement. En outre, elle fonctionne dans ce sens dans l'espace historique. Mais pour les Lemkoviens, cette région ce n'est pas seulement et simplement une région au sud de la Pologne. Aujourd'hui, c'est une patrie dans l'univers mythique des relations entre le passé et le présent, elle reste vivante et existe toujours dans les cœurs et la tradition des Lemkoviens ; une "petite patrie ", celle que constitue leur communauté virtuelle autour de la langue et de la culture. Elle se réfère à l'ensemble de la Ruthénie carpatique, c'est donc une partie de la "patrie élargie " (de Ruthénie carpatique composée par la Lemkovie, la terre de Prešov en Slovaquie et la région subcarpatique).
Ainsi, comment peut-on enfermer dans la langue française des éléments abstraits et réels de la signification de Lemkowyna ? On peut bien entendu dire "le pays / la terre des Lemkoviens ", mais on peut également appeler cette terre la Lemkovie, créant le mot à la façon de la Bolivie, la Mazovie ou la Moldavie.
        Dans les textes écrits en polonais ou traduits du lemkovien en polonais, des écrivains lemkoviens (souvent les auteurs sont leurs propres traducteurs) l'appellation Lemkowyna est utilisée. Pour le polonais, c'est un hybride linguistique. La situation serait identique si dans un texte français on disait la "Polska " au lieu de la " Pologne ". Les causes de cet état de fait sont de nature politique et historique. Aujourd'hui, les Lemkoviens se divisent en deux tendances opposées : l'une considère que les Lemkoviens appartiennent à la grande famille des Ukrainiens ; l'autre qu'ils sont totalement extérieurs à celle-ci et complètement "autonomes ". Ceux qui se considèrent comme "autonomes " marquent leur différence en utilisant en polonais le terme lemkovien pour parler de cette petite patrie territoriale ou communautaire et linguistique. Ils parlent de Lemkowyna en polonais et non pas de £emkowszczyzna comme l'exige le polonais. Lorsque dans un poème, le traducteur se voit contraint de traduire cette nuance ô combien sensible pour les auteurs, il est sans grand recours.

Le lemkovien moyen1 est celui où la langue des Lemkoviens acquiert un caractère autonome. Deux de ses variantes ont été utilisées parallèlement.
La première variante littéraire du lemkovien fut transcrite selon un principe phonétique se référant aux dialectes locaux et elle eut pour défenseurs les cercles nationalistes. Elle fut utilisée pour la première fois dans la rédaction de "Rusa³ka Dnistrowa " [L'Ondine du Dniestr], qui fut publiée à Pest, en 1837. Cette variante ne possédait aucune appellation particulière. On ne trouvait donc pas de difficultés à sa la traduction.
La seconde variante avait ses adeptes parmi les Ruthènes anciens. Elle avait été créée selon le principe étymologique et donc, dans le respect des principes historiques de l'écriture inspirés du slave, du russe et des variantes populaires locales. Cette seconde variante s'appelait jazyczij. Jazyczij est un mot qui n'existe pas dans la langue polonaise ; il vient du ruthène. La traduction de ce mot s'est faite par transcription. La relation entre la signification formelle et sémantique de ce terme et sa base reste indéchiffrable. Il faudrait donc transcrire le mot du polonais au français, ce qui donnerait la transcription d'une transcription. Le résultat final serait alors iazytchij.

        Si le lemkovien a obtenu le statut de langue en accord avec la définition sociolinguistique de la langue, il faudrait le faire entrer dans les classifications linguistiques déjà existantes. D'un point de vue géographique, le lemkovien rejoint le polonais, le lituanien, le biélorussien, l'ukrainien et le cachoube. Toutes ces langues forment un groupe de langues qui sont avoisinantes et, en effet, leurs systèmes se pénètrent. Dans la terminologie linguistique polonaise, cette influence est appelée liga rokytnicka. L'adjectif rokytnicka prend sa racine dans le nom Rokytno (une ville d'Ukraine). L'expression liga rokytnicka est le signe de la langue, celui-ci existe réellement et il est concret. Cet aspect de son existence résulte d'un processus compliqué de liaison des marques abstraites et des significations réelles. En prenant signifiant et signifié séparément, on se trouve en présence de quelque chose de faux parce que la différenciation de ces deux éléments induit une obscurité de la communication linguistique (Saussure, 1957). Ce qui différencie au sein de la langue un signe linguistique d'un autre, c'est ce qui le forme. Pourquoi à l'origine du terme utilisé il y a l'appellation Rokytno? Qu'est-ce que ce terme signifie ? Comment doit-on le transmettre en français pour garder sa structure sémantique alors qu'elle s'est déjà estompée en polonais ?


2. LA TRADUCTION DES RÉALITÉS TYPIQUE LEMKOVIENNES
        Dans les poèmes lemkoviens publiés en polonais des mots lemkoviens, comme ³em (source de leur appellation) apparaissent fréquemment. L'un des poètes lemkoviens contemporains déjà cité, Piotr Trochanowski, écrit sous le pseudonyme Petro Murianka où le mot murianka ça veut dire " une fourmi ". Dans son poème " Fuir l'abstraction " il écrit :
Je voudrais parler de ma table
mais ma table ne parcourt pas la pièce
Que puis-je écrire de ma chaise
si elle se balance seule
Quoi ?
qu'elle porte une fourmi murianka ?
Elle n'en éclatera pas
2

Murianka est écrit sans majuscule. Dans ce texte coexistent deux sens : réel et métaphorique. Il s'agit d'un homme qui est une fourmi par son nom de poète et par son travail dur, laborieux, minutieux. Dans la version polonaise, le traducteur a gommé la polysémie du terme. Les notes sont absentes. La traduction française a eu pour langue source le lemkovien. Le lexème a été conservé, mais un complément d'information fut alors nécessaire pour préserver la cohérence du texte et son inscription dans le contexte culturel et littéraire extra-poétique. Les poètes lemkoviens utilisent en polonais des termes empruntés à leur langue maternelle par un attachement affectif à leurs propres traditions, comme expression d'une véritable implantation dans leur culture propre. Si l'on se rappelle que pendant des années la petite communauté lemkovienne s'est vue refuser le droit à une reconnaissance de ses différences ethniques par décision politique, il est naturel de trouver chez ces poètes pareille insistance, jusque sur les termes qui font la différence. Il s'agit là d'une réaction qui est une manifestation de souveraineté.
Sans notes, les petites plaquettes publiées en polonais sont donc elles aussi truffées de taches blanches dont le lecteur peut difficilement deviner le contenu. Les éditions sont souvent bilingues avec des glossaires. C'est par exemple le cas de " Comme l'autour l'eau de roche " de Petro Murianka, dont est tiré le poème cité.
Les poètes lemkoviens utilisent des mots très rares et livresques. Ils interviennent dans les descriptions des réalités lemkoviennes : les éléments du paysage, les actions du quotidien, par ex.: klycz (en polonais : klangor ) " le craquètement " ; basczata (en polonais : gesliki) " les guzlas " ; derewianyj cap (en polonais : drewniany cap) "  c'est une machine à fabriquer les bardeaux, elle ressemble à un bouc" ; sztyrbeli (en polonais : k³nkcie) "  les tiges " ; " Harasym ", un nom propre lemkovien ;  planetnyky  ceux qui chassaient les orages et qui ne sont présents que dans la mythologie de montagnards du Beskide. Ces mots (et d'autres) sont utilisés dans la construction de métaphores signalant une grande proximité de la nature, de la terre, du labeur des paysans. Lorsqu'ils écrivent en polonais, les poètes lemkoviens utilisent des mots lemkoviens sans les distinguer des mots polonais (ni dans le graphisme, ni par des notes). Le lecteur polonais peut en deviner le sens à partir du contexte ou de la proximité avec un terme polonais. Les Lemkoviens sont quant à eux bilingues polonais-lemkovien ce qui est indéniablement à l'origine de cette transmission lexicale d'une langue à l'autre. Ils ne sont généralement pas conscients de cet automatisme qui occulte toute distanciation linguistique par rapport tant au polonais qu'au lemkovien. Tel est le cas dans les exemples qui suivent :
(...) Byla wies'œ, wielkie selo (...)
" Selo "
est l'équivalent lemkovien du terme polonais " wieœ ". La traduction française Il y avait un village, un gros bourg ( J. Zwoliñski, " Il y avait un village ") respecte la répétition du mot sans la coloration spécifique lemkovienne comme le fait la version source polonaise où, pourtant, le lecteur non lemkovien n'identifie pas de façon certaine le mot " selo " emprunté au lemkovien.
(…) z plotiw braly dranky (…)
(…) z p³otów brali dranki (…)
(traduction polonaise faite par le poète lemkovien)
(…) ils prenaient des bâtons (…) (Olena Duc, " Aux haines ") ;
Le terme " dranka ", utilisé en polonais, est un mot lemkovien que la poétesse utilise dans sa propre traduction du lemkovien en polonais de son poème. On doit souligner que tous les mots lemkoviens énumérés ici, qui sont apparus dans la version polonaise des poèmes, ceux-ci ne sont pas des emprunts du lemkovien en polonais. Ils restent toujours une partie du vocabulaire lemkovien. La transmission linguistique se fait incontestablement du polonais vers lemkovien. L'utilisation des lexèmes de la langue maternelle est une manière d'écrire. Elle peut être aussi bien considéré comme un signe du conflit entre le lemkovien et le polonais (le lemkovien a un statut linguistique non évident, est-il déjà celui d'une langue ou encore celui d'un dialecte ?).
D'autre part, cette manière peut être déchiffrable comme l'envie des poètes de manifester leur existence ethnique. La langue est le garant d'une unité tant mythique que réelle qui est construite attentivement chaque fois qu'un mot lemkovien est présent au monde.
Dans les traductions polonaises des poèmes lemkoviens, on trouve souvent un vocabulaire recherché, élégant, littéraire absent de la version lemkovienne. Les métaphores, elles aussi sont souvent modifiées par rapport l'original lemkovien. transformées. Aussi, pour la traduction française présentée dans le Cd-rom, il fut indispensable de revenir au texte original en lemkovien.
Petro Murianka écrit en lemkovien dans le poème intitulé en français " Voir et mourir " :
(…) a ja uz
radosty bezmir
wozmu na pleczy
nohy za tobom powleczu
do zmerku (…)3
Le sujet déclare qu'il chargera sur " son dos " la joie incommensurable et que ses pieds se traîneront jusqu'au crépuscule. Dans la version polonaise, il porte la joie sur " ses épaules ". On jette sur ses épaules un manteau élégant, on porte sur le dos un sac de pommes de terre. La différence de l'emploi des mots n'est pas sans incidence sur la dimension associative du poème. Dans l'original lemkovien, la métaphore est construite à partir des réalités de la vie des paysans et cela la dote d'une dimension supplémentaire : une joie immense peut être un poids.
Dans un autre poème de cet auteur, nous lisons que l'âme lemkovienne est plus complexe que celle des " oiseaux égyptiens " oò åãûïåòñêûõ ïòàøê³â. Les oiseaux égyptiens sont une manière d'appeler les hiéroglyphes en langue populaire. Le poète n'utilise donc pas le terme " hiéroglyphe " en lemkovien, or celui-ci apparaît dans sa traduction vers le polonais. Un langage imagé, mais simple, sans termes savants, a donc disparu pour parler de cette âme avec
ses déchirements et ses tristesses etc.
        Une opposition poésie populaire/poésie de cour apparaît chez des auteurs dont manifestement l'expression naturelle est le lemkovien tandis que le polonais est une langue apprise. Les textes rédigés dans une langue maternelle expriment des sentiments très profonds, et c'est leur rôle principal ; en revanche, les versions polonaises sont écrites avant tout avec le souci de voir le lecteur en comprendre le sens.
La poésie lemkovienne rappelle le caractère tragique de l'expulsion du peuple lemkovien de ses terres, entre 1944 et 1947. Dans les poèmes, le quotidien des Lemkoviens est dépeint au cours de leurs cinquante années d'exil et de leur aspiration à rentrer chez eux. Le désir profond des femmes et des hommes de rester eux-mêmes malgré l'interdiction qui leur en était faite par des décisions politiques culturellement destructrices. Leurs poèmes sont teintés de nostalgie, de tristesse, d'amour par un mode de vie qu'ils avaient librement adopté avant leur expulsion. Mais, cependant, les termes français utilisés ne décrivent pas exactement leurs sentiments. Ainsi, le mot lemkovien tuha a son équivalent polonais, c'est un mot " tesknota ". Ni l'un ni l'autre n'ont d'équivalent précis français : un sentiment de manque, mais ressentir ce manque est un sentiment heureux dans sa tristesse.

Il paraît impossible ou difficile de traduire en passant d'un contexte théorique et culturel à un autre. Certains mots en usage dans un contexte théorique et culturel, s'ils ne peuvent être définis ou remplacés par une expression, ne trouvent pas de traduction dans une langue où la culture qui a engendré la langue source n'a pas de correspondances. Il en est ainsi avec le mot kierpce : des chaussures taillées dans une pièce unique de cuir, portées par tous les montagnards des Beskides et des Tatras. Elles ne sont certes pas sans rappeler les mocassins des Indiens, mais l'utilisation de ce terme trop marqué culturellement serait une erreur. Un Lemkovien en mocassins ferait par ailleurs penser à un homme élégant en mocassins italiens, l'hybride culturel serait ridicule. Aussi était-il préférable de laisser le terme lemkovien dans la version française du poème de Pawel Stefanowski, „J'écris pour les Lemkoviens" :
(…) dans mon pantalon rapiécé
aux pieds mes chaussures kierpce troués
hérités de mon père (…)

L'église orthodoxe désignée en polonais par un seul mot spécifique, cerkiew, correspond à un contexte théorique (la religion orthodoxe et ses différences d'avec la religion catholique romaine) et un contexte culturel (les usages des pratiques slaves, l'architecture spécifique etc.). La difficulté de l'inexprimable croît lorsque, à partir de ces deux contextes, ayant encore une reconnaissance culturelle partielle (alors que déjà la langue relève de lacunes) s'élabore un nouveau contexte théorique et culturel spécifique, celui des Lemkoviens à la croisée du catholicisme romain, de l'orthodoxie et de la variante uniate. Dans les textes lemkoviens, il est également question des " dzwony [cloches] cerkiewne ", " cerkiewne obrazy [tableaux] ". En français le mot cerkiew n'existe pas, et, en conséquence, on ne recourt pas aux adjectifs basés sur ce mot. L'adjectif cerkiewny dans ces constructions se traduit par l'adjectif " orthodoxe " qui renvoie aux " Églises chrétiennes des rites d'Orient, on dit : Église orthodoxe russe, grecque, les orthodoxes grecs "(Le petit Robert, 2001). Le sens est plus vaste qu'en lemkovien et en polonais, langues qui distinguent par ailleurs es variantes des religions orthodoxes : Cerkiew Prawos³awna (l'appellation officiele : Polski Autokefaliczny Koœció³ Prawos³awny) // Cerkiew Grekokatolicka, Koœció³ Grekokatolicki (l'Église uniate).
Dans les versions françaises, il y a " les cloches orthodoxes, les iconostases orthodoxes ", etc.
Par ailleurs, le mot cerkiew possède deux significations, tant en lemkovien qu'en polonais. Une minuscule signale le bâtiment, une majuscule l'institution. Mais l'emploi d'une majuscule peut également signaler l'émotion du poète lorsqu'il parle de ce objets sacrés, son respect de ce qui fut une composante de la réalité lemkovienne. Les écrivains lemkoviens recourent souvent à cette pratique :
(…) Que quatre lettres en Cyrillique soient/inscrites (…)
(J. Zwolinski, " À mes descendants ") ;

(…) Dans la maison, il y avait une Iconostase/ des tableaux aux murs (…)
(…) Il n'y a plus ni signes Byzantins / ni Églises remplies d'âmes (…)
(J. Zwolinski, " Il y avait un village ") ;

(…) Sur ma terre avec ma foi Orthodoxe / Ici moi, Lemkovien
(J. Zwolinski, " Moi, le Ruthene ").

Souvent, les poètes lemkoviens utilisent le diminutif de cerkiew = cerkiewka (le suffixe " -ka " est un diminutif), cette forme intègre toutes les émotions sentimentales des Lemkoviens.
Dans l'espace de la réalité culturelle lemkovienne jamais décrite, il y a la czuha, une sorte de cape qui soulignait l'importance d'un homme dans sa communauté. C'était une cape très caractéristique, large, faite de toile marron dense, le plus souvent portée à l'épaule. Les manches étaient cousues et servaient de poches profondes. La czuha avait un très grand col qui descendait sur les épaules et qui, par mauvais temps, pouvait couvrir la tête comme une capuche. Aujourd'hui, elle est considérée comme un symbole de la lemkovité (à côté d'autres symboles). Porter la czuha signifie " être un Lemkovien " ou bien " être comme un Lemkovien " : un homme responsable, sage, honnête, sérieux, laborieux. Elle traduit la fierté et l'indépendance. La czuha confère à ceux qui la méritent un sentiment de sécurité, mais la porter n'est pas sans obligations. Elle est évoquée très fréquemment dans les textes tant poétiques que prosodiques.
Petro Murianka écrit par ex. de La cape déchirée de mon âme in " Mon poème " ou Depuis si longtemps je ne me suis confessé / la tête sous ma cape in poème " Depuis si longtemps je ne me suis écrit ".


CONCLUSION
        Pour conclure, je citerai une anecdote rapportée par un missionnaire. Elle dit qu'un Indien du Paraguay accusait le missionnaire d'avoir volé ses potirons, tout en sachant que le missionnaire se trouvait loin de l'endroit et ne pouvait pas les avoir volés. Mais l'Indien avait rêvé de ce vol, et, de ce rêve, il découlait, selon la philosophie indienne, que l'âme du missionnaire avait visité le jardin des potirons, manifestant ainsi l'intention ou l'envie, de la part du missionnaire, de voler les potirons. Par conséquent le missionnaire restait coupable de ce vol aux yeux de l'Indien.
Un idiome purement physicaliste, qui évite les expressions intentionnelles, ne peut pas fournir une traduction exacte de la pensée de
cet Indien (Van Orman Quine, 1994, p.11).

        La langue est une forme de l'esprit. L'humanité sauvegarde en mémoire collective et individuelle le savoir de la réalité et des faits. Le langage est un système de classificateurs de l'univers qui permet de le connaître, de garder son savoir, de pouvoir le transmettre et de le partager avec les autres. Le problème de l'utilisation du système de la langue dans laquelle on veut traduire, en gardant les essences codées dans la langue d'origine, n'est toujours pas résolu. Pour la traduction d'objets aussi spécifique que les éléments de la réalité lemkovienne (la czucha, la cerkiew, les kierpce) il ne reste qu'une seule solution, adopter leurs appellations originales en langue cible, en français, ici.
        Notre façon de percevoir l'univers dépend de notre langue, car elle délimite les frontières de l'univers et elle impute une signification à chaque objet. Enfin, la langue est un outil avec lequel un humain crée la réalité. Comme tout autre outil, elle délimite celle-ci en arrêtant son utilisation à la limite de sa structure interne.


1 Le lemkovien moyen selon ma proposition de la périodisation historique de cette langue au XIXe siècle, [in] Les Lemkoviens, Derniers Mohicans européens, Cd-rom…, op. cit.
2 P. Murianka, Fuir l'abstraction, traduction du lemkovien par M. Laurent et M. Misiak, [in] Les Lemkoviens. Derniers..., op. cit. Tous les poèmes cités dans ce texte se trouvent dans le Cd-rom.
3Alors cette joie immense
sur mes épaules je chargerai
de mon pas pesant je te suivrai
jusqu'au crépuscule (…) (trad. M. Laurent)


Bibliographie
  1. BESTERS - DILGER J. (2002), Différenciations régionales de l'espace linguistique en Ukraine, [in:] Dossier: Points de vue sur la Carte européenne des langues régionales ou minoritaires, volume 33, N°1, Centre National de la Recherche Scientifique.

  2. CALVET L-J., (1999), La guerre des langues, éd. Hachette, Paris.

  3. Le petit Robert (2004), Orthodoxe, éd. France Loisirs, 2001, p.704.

  4. MISIAK M., LAURENT M. (2004), Les Lemkoviens. Derniers Mohicans européens, Cd-rom, éd. Université Charles-de-Gaulle, Lille3.

  5. Van Orman Willard (1994) Les points principaux de ma position philosophique [in :] A. Soulez, F. Schitz, M. Sebestik, Grammaire, sujet et Signification, Cahiers de philosophie ancienne et du langage de l'Université de Paris XII-Val-de-Marne. Série Philosophie du langage n°1. L'Harmattan, Paris, p. 11.

  6. SAUSSURE F. De (1957), Cours de linguistique générale, Genève - Paris.

  7. STIEBER Z. (1935), La frontière orientale des Lemki, [in] Bull. Inter. de l'Ac. Pol. des Sc. de Lat.

  8. TROCHANOWSKI P. (2004), Ostatni Mohikane? – abo – Jak jem byl wo Francji [Derniers Mohicans ? – ou bien, mon séjour en France], [in:] „"Besida" [le Banquet], no. 4/.




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Cd-rom préparé par Mme Maryla Laurent et Mme Malgorzata Misiak, professeurs à l'Université Charles-de-Gaulle - Lille3. Ce Cd-rom contient les textes consacrés à la littérature, l'histoire, la culture et la langue lemkoviennes. C'est la première publication multimédia, trilingue (en français, polonais et lemkovien). Les textes sont agrémentés de 200 illustrations (documents originaux, photographies, cartes) et d'une version sonore de poèmes lemkoviens. Soulignons également qu'il s'agit là de la première présentation de la problématique lemkovienne en français.

CD-rom zostal przygotowany przez Maryle Laurent i Malgorzate Misiak – wykladowcow Uniwersytetu Charles'a de Gaulle'a, Lille3 (Francja). W czterech czêœciach tematycznych autorki szeroko omowily : historie, kulture, literature i jezyk lemkowski. Smialo mozna powiedziec, ze jest to publikacja trojjezyczna, gdyz obok tekstow w jezyku polskim i francuskim znajduja sie tam równiez teksty po lemkowsku. CD-rom zawiera i dzwiekowe wersje wierszy lemkowskich, tekstom towarzyszy ponad 200 ilustracji (sa to: dokumenty, unikatowe zdjecia, mapy). Trzeba podkreslic, ze jest to pierwsza tak szeroka prezentacja problematyki lemkowskiej w jezyku francuskim.

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Originally Composed: May 26th, 1999
Date last modified: February 19th, 2008